Les réverbères : arts vivants

Se poulpiser ou changer de perspective

Sans surprise, le cinquième épisode de la saga Vous êtes ici a été annulé. Mais un livestream et un compte Instagram sont là pour le remplacer. Un élément n’a pas changé par rapport à ce qui était prévu : la présence d’un poulpe.

On avait laissé nos personnages avec leurs voyages. Arbalète avait rejoint une communauté inter-spéciste, en quête de nouvelles métamorphoses. Ada cherchait à déprogrammer le patriarcat et prôner le vivre ensemble, alors que Zacharie s’était caché dans la ZDAD de Plan-les-Ouates.

Poulpada

Poursuivant son parcours, Ada a décidé de se « poulpiser ». Sur le site de la saga, elle laisse un message énigmatique :

« Salut les kassos. Quand je n’étais qu’ADA, j’étais haut-potentiel (HP), geekette, et j’allais crever suite à diverses erreurs système de mon organisme. Ça va nettement mieux depuis que je me poulpise. J’ai maintenant neuf cerveaux HP que j’ai mis en action pour me réparer toute seule. Je t’expliquerais volontiers les détails, mais comme tu ne parles pas le langage des chromatophores, ça va pas le faire. Désolay!!

#chromatophoreisthenewblack #transspecies #zooqueer #bricecatherinwrotethis #vousetesicigeneve »

Nous pouvons désormais suivre ses aventures sur son compte Instagram, sur lequel elle partage ses expériences de personne trans-espèce. Grâce à ses désormais neuf cerveaux, elle est capable de voir plus loin dans le futur. Les messages qu’elle poste semblent ainsi en être issus. Comment ? On ne le sait pas trop… Quoiqu’il en soit, cette façon de procéder lui permet de prendre un certain recul sur notre époque et d’émettre certaines critiques à son égard, comme l’utilisation… d’Instagram ! Paradoxal, n’est-ce pas ? Pas tant que cela en fin de compte, puisqu’on utilise souvent le biais des réseaux pour les critiquer. De là à se demander si on n’est pas également victime de ce qu’on dénonce …? La mise en abyme est en tout cas un joli reflet de notre société. Allez scruter un peu plus son Insta, cela pourrait être assez enrichissant.

Solo for Octopus

L’épisode 5 devait dès le départ mettre en scène un poulpe. Tout avait été prévu : deux poulpes ont été retirés de la chaîne de vente, sauvés en quelque sorte. Tout a été mis en place pour qu’ils se sentent bien, avec des centaines litres d’eau salée prévue spécialement pour eux. Pour ne pas trop les solliciter, ils devaient s’alterner sur les spectacles, d’où la présence de deux membres de l’espèce. Ce Temple du présent devait montrer le poulpe de façon documentaire, tout en montrant l’évolution d’Ada en parallèle et son détachement progressif du monde des humains. Face à la situation, il a encore fallu s’adapter. Alors le Théâtre Saint-Gervais, en collaboration le Théâtre de Vidy a proposé la diffusion d’un Solo for Octopus trois soirs durant, sur les sites internet des deux institutions.

On assiste donc, pendant près d’une heure, aux mouvements du poulpe dans son aquarium, duquel il sera ensuite relâché pour retourner dans la nature. Certains mouvements sont décrits en direct, par des surtitres en haut de l’écran, à la manière d’un journal visant à observer son comportement. Le tout est agrémenté de voix-off de scientifiques s’intéressant à cette espèce et donnant quelques informations dessus, en français ou en anglais sous-titré. Par moments, une comédienne interagit avec le poulpe, par la voix ou par les gestes.

On en apprend alors plus sur cette fascinante espèce dont nous ne savons au final pas grand-chose, si ce n’est qu’elle dispose de neuf cerveaux (un central et huit autres, répartis dans ses tentacules) et de trois cœurs. Serait-elle dès lors supérieure à l’être humain ? La question mérite en tout cas d’être posée. C’est d’ailleurs l’interrogation centrale de ce moment documentaire : qu’est-ce que l’intelligence du poulpe ? La meilleure réponse réside sans doute dans cette simple phrase : « Ce que je ne comprends pas du poulpe, c’est peut-être là son intelligence. » Et c’est là que ce spectacle prend tout son sens. On essaie toujours d’analyser et de comprendre selon notre point de vue, au lieu de tenter d’adopter celui de l’autre, pour mieux le comprendre. Cela prévaut bien sûr dans l’observation animale, mais également dans la vie de tous les jours et dans n’importe quel débat. Changer de perspective pour mieux la comprendre pourrait dès lors nous apprendre à être plus tolérant.e, sans pour autant changer qui on est et ce que l’on pense. Faire comprendre cela en montrant un corps mou capable d’absorber tous les chocs, il fallait y penser ! Les poulpes ont sans doute plus à nous apprendre que nous ne le croyons…

Avec l’annulation de l’épisode 5, la série Vous êtes ici continue tout de même sa réflexion, sans rien lâcher, même si tout pourrait la pousser à abandonner. Constamment se réinventer, c’est le message que je retiens de ce moment, réfléchir avec un autre point de vue, pour toujours avancer. À bientôt sur les planches, on le souhaite tou.te.s !

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Temple du présent – Solo for Octopus, captation du spectacle du 8 au 10 février 2021 au Théâtre Saint-Gervais, en collaboration avec le Théâtre de Vidy.

Conception et mise en scène : Stefan Kaegi

Photo : © Philippe Weissbrodt

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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