La plume : BA7La plume : créationLa plume : littérature

Variations : Le meilleur des mondes

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Céline Moioli qui prend la plume. Elle vous propose trois variations autour de la même phrase initiale. Bonne lecture !

***

Le meilleur des mondes

Deux amis faisaient une promenade à cheval le matin de la plus grande catastrophe jamais connue : l’avalanche du dernier glacier d’Asie, le dernier glacier du monde. Quelques gouttes éclaboussèrent le front des deux cavaliers qui crurent que les arbres qui balisaient leur chemin matinal s’égouttaient de leur rosée. Étouffante et moite, la saison chaude durait douze mois par an, maintenant, laissant peu de place à l’espoir d’un retour de la neige. Les chevaux n’avaient déjà presque plus de poils, les écureuils et les chiens non plus, les baleines bleues pouvaient désormais se prélasser dans le port d’Amsterdam – elles avaient perdu plus d’un tiers de leur volume, la graisse hypodermique qui les recouvrait les isolait trop, le froid ne les concernait plus. Quand ils partirent au galop sur la route de poussière, les morceaux de glaciers qui brumisaient l’atmosphère créèrent une fine pluie de boue aux pieds de leurs montures. Les éclaboussures tachèrent les buissons jaunâtres sur leur passage, créant des léopards feuillus, guettant la prochaine ablution nuageuse.

Deux amis faisaient une promenade à cheval le matin du dernier jour de l’automne. L’air était pur, parfaitement transparent. Le froid donnait à la lumière une teinte si blanche que les courbes des montagnes devenaient tranchantes et que les sombres silhouettes des arbres se mettaient à transpercer le ciel. Seuls l’échine touffue des léopards des neiges adoucissait le relief des crètes enneigées à leur passage. Le paysage était paisible. Il se préparait tranquillement à s’endormir pour l’hiver. Comme duvet, il s’était arrangé un épais tapis de feuilles. Encore jaunes, elles flétriraient bientôt pour se désagréger en humus odorant, joie des promeneurs en forêt. La terre était molle, humide, pleine de vie. Les pas légers des deux chevaux y laissaient comme empreintes des croissants presque clos. Le temps semblait arrêté face à l’immensité de la plaine, immergée dans cette froide lumière. Mais pour les oiseaux, l’atmosphère était vibrante, presque électrique et leur donnait l’envie de virevolter plus haut dans le ciel qu’à l’accoutumée. Les ruisseaux prenaient leurs dernières forces avant de se figer, partiellement ou complètement, à l’arrivée des glaces. C’est le temps de l’année où l’air nous enroue, attrape notre gorge bavarde pour lui dire : « tiens-toi tranquille, cesse de vibrer ». C’est un appel à la contemplation. Le nez qui se dilate nonchalamment durant tout l’été se contracte aux premières gelées. Juste avant qu’il ne prenne garde au changement de saison, il se gonfle à son habitude, mais soudain l’air sec et glacial parcourt sa cavité jusqu’aux bronches et calme son ardeur. Pris par surprise, le nez se fâche, rougit et laisse un flot salé tapisser son antre. Les yeux se plissent pour ne pas sécher tout à fait et les joues se réchauffent en activant sous leur fine peau le sang calorifère. Le visage est transformé par le froid, la lumière transforme le paysage et le soleil ne réchauffe plus ni l’air, ni le nez, mais sa présence fait briller dans le cœur un sentiment d’éternité.

Deux amis faisaient une promenade à cheval le matin de la fête d’Hanoukka. Jérusalem était bondée en cette période, le commerce battait son plein. Soieries asiatiques, bijoux d’Orient, tapis iraniens s’échangeaient à chaque coin de rue de la vaste ville. Les marchés débordaient de fruits séchés, d’épices et d’huiles précieuses. Les jarres qui contenaient les macéras d’olives s’échangeaient à prix d’or et la plupart des commerçants venaient de villes lointaines pour participer à cette grande kermesse. Les deux amis n’appréciaient guère la foule et l’opulence qui submergeait la cité pendant plus d’une semaine durant le mois de décembre. Pour échapper aux rumeurs de la ville, ils avaient décidé de partir à cheval tous les matins et de suivre une route différente, selon le bon vouloir de leur monture. Ce matin-là, la brise s’infiltrait dans les crins des chevaux qui se dirigeaient vers le sud. Cela faisait déjà quelques heures que les deux compagnons de quiétude étaient partis. Ils n’avaient, pour ainsi dire, échangé aucun mot depuis qu’ils s’étaient perchés sur le dos d’Yzamir et de Thébère le matin. Ils étaient perdus chacun dans une méditation profonde bercée par le mouvement de leurs montures. Par à-coups, il arrivait à l’un ou à l’autre des cavaliers de sursauter ; une fois parce qu’Yzamir avait planté ses sabots dans le sable et baissé la tête frénétiquement pour attraper une touffe d’herbe, une autre fois, parce que Thébère avait élancé vigoureusement sa jambe postérieure sous son ventre pour chasser un taon récalcitrant aux coups de queue. Malgré ces perturbations passagères, les deux hommes s’épanouissaient à ne rencontrer aucun être sur leur chemin, ni bêtes, ni hommes, tous amassés à Jérusalem. Ils songeaient chacun au sens de leur existence et trouvaient que plus aucun roi ne leur donnait satisfaction. Le peuple était devenu ignare et imbécile. Il avait besoin d’un héros, une âme précieuse qui le guiderait vers un avenir meilleur. À l’unisson, sans même un regard, les deux hommes s’entendaient et leurs cœurs battaient avec le même espoir. Soudain, Thébère leva la tête, immobilisa ses jambes à l’équerre et gonfla ses naseaux, l’œil vif fixant l’horizon. Yzamir, surpris, fit de même et regarda dans la même direction. Les cavaliers, qui se réveillèrent brusquement de leur sommeil méditatif, s’interrogèrent sur la signification de cet arrêt brutal. Ils se cramponnèrent à leurs rênes pour parer à un éventuel départ au galop affolé des chevaux. Avaient-ils vu quelque chose d’effrayant à l’horizon ? Un palmier tordu ou l’ombre d’un léopard du Sinaï qui les épiait ? Les deux promeneurs ne voyaient rien de menaçant, ni d’inhabituel dans le paysage désertique. Mais, ils le savaient, les chevaux possèdent un sixième sens qui leur permet de sentir à des kilomètres la présence d’esprits divins, d’êtres vivants et même parfois d’avoine fraichement moulue. Attentifs à l’orientation des oreilles de leurs montures, ils décidèrent de se diriger dans le même sens. Comme les deux hommes l’avaient justement pensé, les chevaux ne voulaient pas s’enfuir mais cherchaient à rejoindre au plus vite de la zone qu’ils fixaient. Ils partirent tous les quatre au galop et, un quart d’heure plus tard, aperçurent un étrange attroupement devant eux. Ce qui ressemblait à une vieille étable, réunissait dans ses alentours une grande foule de moutons accompagnés de leurs bergers et d’enfants impatients retenus par les bras de leurs parents, ainsi que trois chameaux confortablement installés dans le sable et qui mâchouillaient patiemment. Des bédouins et quelques paysans faisaient la queue en même temps que trois beaux hommes richement vêtus de soie étincelante et de pierreries. Ils portaient tous trois une couronne dentelée, incrustée de rubis, d’opales et d’autres cristaux précieux. L’intérieur de la pauvre étable n’était pas un mystère puisqu’un large pan de mur écroulé laissait les yeux curieux s’y glisser. Une femme à la tunique bleue et au voile blanc était accoudée au bord d’une mangeoire de pierre, elle semblait exténuée et pâle. À ses côtés, un gros bœuf au regard béat et à la bouche remplie de foin, et un âne qui chassait tranquillement les mouches agglutinées sur sa croupe. Il s’y trouvait aussi un grand homme au dos légèrement vouté et aux grandes mains d’artisan, qui fixait, hébété, la mangeoire. Il était coutumier lors d’Hanoukka de réaliser un pain avec des graines de khorasan, une espèce de blé très rare. Il a dû y avoir une récolte excellente cette année, pensèrent les deux compagnons, la mangeoire devait être pleine. La foule ne laissait cependant pas voir qui se cachait au creux de l’auge. Les deux compères, à la vue de ce monde souriant et trépignant d’impatience, soufflèrent un bon coup, roulèrent des yeux et décidèrent de faire demi-tour. L’un des hommes s’écria : « Thébère, Yzamir, ça suffit ! Nous rentrons à Jérusalem. Et ce soir pas d’avoine, ça vous apprendra à nous mener en bateau pour une poignée de grain ! ». Détournés du lieu à leur insu et malgré la pression des talons sur leurs flancs, les destriers tentèrent de lutter contre cet affligeant malentendu, mais en vain. Sur le chemin du retour, las, ils se désolèrent de la misanthropie des hommes qui dodelinaient sur leur dos et se dirent que, malgré tous leurs efforts, ils ne parviendraient jamais à changer leur nature. C’est ainsi que Thébère et Izamir perdirent foi en leurs cavaliers.

Céline Moioli

Photo : © Marco Gnata

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *