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Vie brève : Charles Bukowski

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Céline Moioli qui prend la plume. Elle nous propose une vie brève, celle de l’écrivain Charles Bukowski. Bonne lecture !

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Charles Bukowski

Comme à trois ans

Heinrich Karl naquit le 16 août 1920 dans la charmante bourgade d’Andernach, située dans le district de Mayen-Koblenz en Allemagne. Il y passa les trois premières années de sa vie. Les seules années qui lui parurent heureuses mais dont il n’eut jamais le souvenir. Son père, un militaire violent, les battait sa mère et lui. Bien que la guerre fût finie depuis deux ans déjà, et par une chance aussi inattendue que salvatrice, il ne mit que très rarement les pieds à la maison durant ces trois années car il était régulièrement envoyé en mission dans les villes stratégiques du pays. Ses mandats pouvaient durer jusqu’à huit mois. Huit mois de pur bonheur où le petit Karl était libre de jouer paisiblement sous le regard attentionné de sa mère.

Les habitants du cartier de la cathédrale racontaient qu’ils le croisaient souvent, main dans la main avec sa mère, cheminant jusqu’au parc. Il est vrai que ce que le petit préférait par-dessus tout était de regarder passer les promeneurs depuis la balustrade du château fort qui trônait sur la place de jeux. Quand, avec l’aide de sa mère, il se positionnait sur le palier supérieur de la bastille, et bien que cette dernière ne fût constituée que de quelques palissades de bois, d’une échelle et d’un toboggan, il avait l’impression d’être un puissant chevalier prêt à terrasser les dragons verdoyants que formaient les buissons. Il scrutait l’horizon aussi loin qu’il le pouvait : chaque chien lui semblait un fidèle destrier prêt à partir en joute, chaque oiseau un messager ayant parcouru des centaines de kilomètres pour lui transmettre une missive et chaque arbre le refuge secret d’un magicien. Dès que l’hiver pointait le bout de son nez, ce n’était plus sur la place qu’il passait ses après-midis, mais dans la tour ronde qui jouxtait les murailles médiévales de la ville. Sa mère participait avec beaucoup d’engouement aux fantaisies de son fils. Elle jouait avec lui durant des heures. Tout en le portant sur son dos, elle escaladait plusieurs fois par semaine les centaines de marches de la tour pour, une fois le sommet atteint, imaginer depuis les créneaux, les troupes ennemies poindre de l’autre côté de la rivière. Qu’il neige ou qu’il vente, elle le suivait dans ses rêves enfantins qui devenaient aussi les siens. Elle était le meilleur compagnon de son fils. Mais lorsqu’elle riait, Karl voyait du nuage gris de ses yeux perler les gouttes de l’ouragan qui faisait rage en elle. Il a toujours su le désespoir qu’elle cachait sous son beau sourire et il ne s’en remit jamais.

À la fin de l’année 1923, à cause de la crise économique en Europe et de la fin des obligations militaires du père, la famille Bukowski partit pour les États-Unis. Dès lors, Heinrich Karl n’exista plus. Il remplaça chaque mot qu’il connaissait par son homologue anglais et ne laissa plus personne l’appeler autrement que Charles. De son passé il ne restait qu’un passeport poussiéreux et l’amertume qui imprégnera le reste de sa vie. C’est là-bas qu’à coups de whisky, il écrivit ses plus grands succès littéraires. Connu pour ses frasques et son franc parlé, Bukowski divisa tant la critique que son lectorat.

En février 1994, à l’âge de septante-trois ans, une leucémie aiguë atteignit sa moelle osseuse et l’entraîna dans la mort le mois suivant. Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, ce ne furent ni ses excès d’alcool ni sa qualité de vie misérable qui l’emportèrent, mais un cancer. Un des seuls cancers qui touche aussi les enfants et qui n’a aucune autre cause que la dégénérescence de ses propres cellules. Comme si les septante dernières années de sa vie n’avaient pas compté, le destin le rappela à son enfance. Il ne mourut non pas comme l’irrévérencieux Charles à la vie dissolue, mais comme aurait pu le faire le petit chevalier Karl rêvant au-dessus des murailles.

Céline Moioli

Photo : © Joshua Coleman

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