Le banc : cinéma

Voyage halluciné à Las Vegas

À l’instar du livre dont il est issu, le Las Vegas Parano de Terry Gilliam est déjanté et délirant à souhait. Il offre au réalisateur un écrin où assouvir sa créativité et à Johnny Depp un rôle de composition à la hauteur de son talent.

Le synopsis tient sur une feuille de papier à cigarettes : flanqué de son avocat aussi barré que lui (Benicio del Toro, impérial), le journaliste « surdiplômé » Raoul Duke (Johnny Deep comme on ne l’a jamais vu) se rend à Las Vegas pour couvrir le Mint 400, la plus grande course moto tout-terrain des États-Unis (l’équivalent du Superbowl pour les deux roues). Pour ce faire, il dispose de tout un équipement : herbe, mescaline, acide, cocaïne, alcool, poppers, éther…

En adaptant le roman éponyme du père du journalisme gonzo[1], Hunter S. Thompson, l’ex-Monty Python Terry Gilliam peut laisser libre cours à son imagination. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est hallucinante. Il est vrai que le sujet s’y prête car tout est prétexte à prendre des psychotropes dans ce film politiquement incorrect que l’on pourrait difficilement voir sortir en salles aujourd’hui.

Si, d’histoire, Las Vegas Parano n’en conte guère, le film déroule quand même quelques péripéties, comme le Congrès des procureurs généraux sur les stupéfiants ou encore l’épisode du stoppeur : près de Barstow, en Californie, aux abords du désert, Raoul et Dr. Gonzo (l’avocat) prennent un auto-stoppeur alors que leurs délires leur font voir le ciel se remplir de chauves-souris géantes. Raoul : « Combien de temps pour que l’un des deux débloque devant le môme ? Il faudra le tuer et l’enterrer quelque part »… On est dans les pensées de Depp, et elles sont profondes !

Contre-culture

Bien qu’il s’agisse d’aller à Vegas, le film n’est pas vraiment un road movie, même si Gilliam s’attache à nous montrer la beauté du paysage. Il y a du Wenders (celui de Paris, Texas) dans ce film mais aussi du Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) dans l’apologie qu’il fait de la drogue, ainsi que dans la manifestation anti-guerre du Vietnam qui défilent sur les écrans télévisés ; rien d’étonnant à cela, Hunter S. Thompson est issu de cette contre-culture.

Or, Las Vegas arrive au bout d’un quart d’heure et le film se doit d’évoluer à défaut de se renouveler : il ne le fait que visuellement, via le morphing[2] (Gilliam se souvient visiblement bien de ses créations animées du temps de Monty Python’s Flying Circus). Ainsi, dans une vision horrifique, les fleurs de la moquette de l’hôtel où les protagonistes sont descendus s’animent avant qu’une orgie de monstres prenne place dans le bar de ce même hôtel. Cela pourrait faire penser à Une nuit en enfer mais comme les monstres, ici, sont mentaux, ils n’effraient pas plus qu’ils ne déconcertent.

Terry Gilliam parvient cependant à nous surprendre. Par sa propension à bifurquer constamment (les 48 heures que dure le voyage sont bouclées en à peine 15 minutes, le journalisme sportif ne représente qu’une scène, qui se déroule entièrement dans un nuage de sable, illustrant l’art de montrer sans trop dévoiler) tandis que les héros s’enfoncent toujours plus profondément dans leur trip halluciné et mortifère.

« C’est diabolique, la mescaline, elle fait de vous un ivrogne-type de roman irlandais » (Raoul Duke)

Tout est délirant dans ce film, jusqu’aux détails : le téléphone bicolore (rose et vert), Raoul qui fume au porte-cigarette, des fées armées d’épées enflammées… délirant et politiquement incorrect aussi, avec le rôle que le réalisateur donne à une ribambelle de nains (on n’est pourtant pas chez Lynch !). Mais Gilliam pousse son récit à son paroxysme et ses spectateurs dans leurs retranchements en se livrant à un délire de scènes plus extravagantes les unes que les autres (l’orgie de monstres déjà évoquée, la baignoire aux sons de « White Rabbit »…). Si la drogue est magnifiée et stylisée à l’extrême par l’utilisation psychédélique des images et de la musique, pour autant Gilliam n’occulte rien, qu’il s’agisse de l’attente anxieuse, la montée délirante ou de la redescente particulièrement difficile.

Pour ce faire – rendre son film comme une expérience hallucinatoire –, Terry Gilliam use énormément de la musique. La bande-son est une merveille, qui décline musique psychédélique (mention spéciale à celle de Jefferson Airplane qui est intégrée au scénario) et ce qui se fait de mieux en matière de rock des années 60 : The Rolling Stones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, The Yardbirds, Booker T., Buffalo Springfield, Bob Dylan, sans oublier l’incontournable « Viva Las Vegas » par Dead Kennedys.

Mais, davantage encore que la musique, c’est par l’interprétation que Gilliam parvient à faire de ce film un ovni cinématographique : outre la présence anecdotique ou secondaire de Cameron Diaz (la fille de l’ascenseur) et de Christina Ricci (la mineure qui peint uniquement des portraits de Barbra Streisand), le réalisateur peut compter sur un duo de choc : Johnny Depp est parfait en « collectionneur de drogues »,  avec son crâne dégarni, en complet contre-emploi des rôles qu’il campait dans les années 90 (Arizona Dream, Ed Wood, Don Juan DeMarco, Dead Man, Donnie Brasco, The Brave…) ; avec sa tenue dépareillée, il fait figure de clown Auguste tandis que Benicio del Toro, l’avocat en costume faussement mafieux (même tout habillé dans son bain au milieu de pamplemousses) ferait office de clown blanc. Restent les flash-backs, qui n’apportent rien mais peu importe car ce ne sont que des bribes de souvenirs d’un esprit drogué.

Terry Gilliam avait poussé ses expérimentations cinématographiques assez loin avec ses films précédents (Brazil, L’armée des douze singes…). Là, sur fond de guerre au Vietnam, de contre-culture et de nouveau journalisme, il livre une œuvre iconoclaste certes, mais tellement radicale qu’elle ne laisse pas de place à la tiédeur. Qu’on adore ou qu’on déteste Las Vegas Parano, ce film ne laisse personne indifférent.

Bertrand Durovray

Référence : Las Vegas Parano (Fear and Loathing in Las Vegas) de Terry Gilliam d’après le roman de Hunter S. Thompson. Avec Johnny Depp, Benicio del Toro, Cameron Diaz, Christina Ricci… 1998. 1 h 58.

Photos : © DR (montage BD)

[1] En immersion dans son sujet, le parti pris par le journaliste « gonzoïde » est de s’exprimer à la première personne, et non de façon neutre et objective comme l’exige en principe la déontologie journalistique, dans une subjectivité assumée.

[2] Animation visuelle, souvent utilisée avec des portraits, qui consiste en une transformation continue, passant d’une image originale à une image finale en différentes transitions.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

Une réflexion sur “Voyage halluciné à Las Vegas

  • super article merci beaucoup!
    Ca m’a fait revivre le film que j’ai vu il y a fort longtemps et duquel j’étais ressorti
    pour le moins secoué….

    Bien à vous

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