La plume : BA7La plume : créationLa plume : littérature

Zoopoétique : Une brique de laid

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Maicol Neves Leal expérimente un exercice de zoopoétique. L’enjeu ? Se mettre à la place d’un animal… Cet exercice est inspiré de notre défi « L’écriture qui pousse » du mois de novembre 2021, consacré justement au règne animal. Saurez-vous trouvez qui est le narrateur ou la narratrice de cette histoire ? Bonne lecture !

* * *

Une brique de laid

TRAITE DU MATIN

Je renifle l’arrière-train de 0456, je suis moi-même 0455 et celle qui renifle mon arrière-train, c’est 0454.

Chaque matin, la traite commence à 4h30. On a toutes dormi environ quatre heures, voire cinq si on est une grosse dormeuse.

La machine se réveille lentement aux aurores, le bipède aux vêtements verts tape dans ses grandes mains et nous fiche des coups de bâtons histoire qu’on se mette en mouvement. Parfois ce sont ses veaux à deux pattes qui nous frappent. Alors je me lève en même temps que 0456 et 0454. On est devenues amies, enfin, je crois que c’est comme ça qu’ils diraient.

On se lève, en file indienne, on se renifle… on s’effile à perdre nos fils.

0452, 0453, 0454, voilà mon tour. Il pose rapidement ses mains sur mes mamelles, au début ça me faisait mal ; maintenant, je suis habituée à la douleur. La machine aspire à tout va. Cinq minutes et c’est bouclé, vidé, trait.

Une vie de vache à compter les trait(e)s à la manière d’un prisonnier. À la fin de la semaine je tire un trait plus grand sur tous les autres traits et le calvaire peut recommencer.

RETOUR À L’ÉTABLE

Les traits tirés, je retourne à l’étable. J’y ai droit à mon lopin de bouse – un nid à maladies, a expliqué le sans poils en blouse blanche à l’autre bipède en bottes et salopette. Ça me fait un peu mal quand je m’allonge, mon flanc gauche est douloureux mais j’ai beau meugler, il ne m’écoute pas.

Je ne suis pas la seule et pourtant, je me sens bien seule. Nous sommes entassées. Nous passons 4 à 7 heures le museau dans la ration. Il ne nous en manque jamais, c’est l’obsession du bipède, sûrement pour notre bien… Seulement, à force de manger sans bouger de mon lopin de bouse infecté, je deviens grosse. Une grosse vache, je crois qu’ils se disent aussi ça entre eux parfois, ils sont bizarres quand même.

Notre meuglement ressemble au cri d’un jeune sans cornes en plein mue.

Qu’est-ce qu’on a pu s’amuser, avec le fils du bipède !

Je me repose, entourée de 0454 et 0456. Nous sommes encerclées de métal froid, je me cogne souvent contre les barrières, je meugle, il ne m’écoute pas.

Entre chacune de nous, des barrières.

VISITE DU VÉTÉRINAIRE

Avant même qu’il n’arrive, c’est son odeur qui nous alerte. Il débarque souvent en traînant ses effluves à lui mais aussi ceux de tous les quadrupèdes qu’il a vu dans la semaine. Parfois même, on se retrouve à devoir renâcler de force des parfums ubuesques aux relents de musc.

Mais voilà qu’on commence à discerner une petite silhouette. Elle s’arrête rapidement derrière chacune de mes codétenues. On se demande souvent quel crime nous avons bien pu commettre mais à cela, que faire à part meugler encore.

Pas le temps de réfléchir, la petite silhouette approche. L’odeur se fait plus envahissante.

On se regarde. On a peur de cette blouse, surtout parce qu’elle dénote nettement du fond gris, marron, vert. On ne comprend pas tout à fait ce qui se joue mais chacune de nous va se voir enfiler le bras de ce sans poil à lunettes et blouse blanche. On voit que notre tour arrive. On nous fouette un coup pour nous réveiller.

Si ça ne marche pas on nous fouette plus fort. Pour celles qui ne veulent pas se soumettre, il y a encore l’aiguillon, long manche munis d’une pointe métallique que les deux-pattes nous enfoncent directement en pleine vulve. On est toujours surprises, on n’a pas la notion de distance, on le voit arriver par derrière et alors qu’on se dit qu’il faudrait se prépare au choc, trop tard. On meugle par réflexe, pour se donner du courage.

On se donne du courage entre nous aussi.

À défaut de pouvoir faire face, on fait croupe, en groupe. Unies.

L’humain, lui, continue sans broncher. Il a installé un long plastique blanc au niveau de son avant-bras. On se fait soulever la queue. On se fait mettre un bras entier d’un coup, sans prévenir. Si on a le malheur de meugler un peu trop fort ou de bouger, on nous tord la queue ou on nous hurle dessus. Le pire, ce sont les sifflements et leurs fréquences aigues.

Bientôt, on saura qui a été choisie. Je suis déjà tombée enceinte quatre fois, ce qui fait beaucoup pour quelqu’un comme moi – une vache à lait. Heureusement, ma dernière gestation s’est mal passée. Le veau est mort lors de la mise-bas. Alors, tacitement, l’humain et l’humain à la blouse blanche s’échangent quelques messes-basses pendant que le bras est en moi.

Ils sont habitués, mais pas moi.

Je ne pense pas que j’aurais jamais le temps de m’y habituer. Ma traite me fait de plus en plus mal et mes pis ne donnent plus assez à l’humain. Je ne peux plus porter de veaux.

Je vais bientôt devoir rentrer dans le Camion. Bruyant, beaucoup trop petit pour la dizaine de vaches qui partent chaque mois à son bord. L’humain fait un drôle de signe avant que le Camion s’en aille, toujours le même. Peut-être veut-il taire à jamais la douleur qu’il a dans la poitrine et alléger le poids qu’il a sur les épaules en voyant le Camion disparaître.

TRAITE DE FIN DE JOURNEE

Rien ne change si ce n’est la couleur du ciel.

Le sol est toujours aussi dur, les mammites toujours plus douloureuses. Les vibrations de la machine de traite viennent réveiller nos boiteries à limaces, un excès de peau au niveau des sabots provoqué par notre manque de mouvement.

Quel mouvement ?

C’est réservé aux autres, le mouvement, aux bipèdes ou aux quadrupèdes de premier rang. Personne ne vient leur piquer la vulve ou leurs veaux. Les petites quadrupèdes aboyants ont bien de la chance.

Je n’en ai encore vu aucun partir dans le Camion.

FIN

Le Camion est arrivé avec son lot de bruits grésillants, ses odeurs mortifères et son intérieur si obscur. Aucune ne veut entrer. Le sol bouge, les différentes cales ont du jeu. Mon œil me demande de bien vouloir m’arrêter un instant, prendre le temps de saisir le changement de couleurs. Mes congénères sont terrifiées. Moi aussi.

Le bipède doit surement être en train de tirer un trait sur nous. Pour faire une croix il n’en faut que deux.

Mon histoire n’est pas bien longue, à l’image de ma vie. Une sorte de courte variation sur trois thèmes qui tient en une maxime :

Mettre à mort celles qui ne peuvent plus mettre bas.

Maicol Neves Leal

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

Photo : © Alexas_Fotos

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *