La plume : créationLa plume : littératureRécit participatif n°3 : Et la marmite se brisa

Et la Marmite se brisa : épisode 15

Vous aimez les enquêtes et les énigmes ?

Vous rêvez de courir après les meurtriers, d’élucider des crimes, d’être aussi habile que Sherlock Holmes, aussi perspicace qu’Hercule Poirot ? Les interrogatoires ne vous font pas peur et les indices, c’est votre rayon ? Bienvenue dans Et la Marmite se brisa, une fabuleuse enquête de Miss Apfel !

Et la Marmite se brisa est un nouveau récit participatif lancé par La Pépinière à l’automne 2020. Entre le feuilleton et le cadavre exquis littéraire, nous avons réuni des autrices et auteurs de tous bords : amateur.trice.s, confirmé.e.s, déjanté.e.s, sérieux.ses, jeunes ou plus âgé.e.s… Après le succès de nos récits participatifs précédents (Du jardin au balcon et La Geste d’Avant le Temps), les voilà prêt.e.s à s’embarquer pour une nouvelle aventure, sans savoir ce qui les attend. Cap sur le polar helvétique !

Pour cette première aventure de Miss Apfel (qui évoque bien sûr la Miss Marple d’Agatha Christie), plongez dans les secrets historiques de Genève…

Alors, ça vous tente ?

Retrouvez le début du feuilleton ICI !

* * *

Épisode 15 : Le chat et le cadavre…

Musée d’Art et d’Histoire de Genève.

Le 10 décembre, 20h07.

Voilà bien trois heures que la nuit est tombée sur Genève.

À l’arrière du Musée d’Art et d’Histoire, tout est tranquille. Les derniers visiteurs sont rentrés chez eux depuis longtemps, car le froid perçant et la bise n’encouragent pas à flâner dans les rues. L’eau commence à geler dans les flaques et les pigeons se serrent les uns contre les autres, sous l’avancée des toits. La ville attend la plus longue nuit de l’année – ce qui ne saurait tarder. C’est un temps à ne pas mettre un chat dehors… quoique.

Trottinant avec légèreté, le museau dressé et l’oreille aux aguets, Comtesse remonte d’un pas aristocratique la Rue des Chaudronniers. Comme chaque soir, sa maîtresse, Tatiana Romeniakov, lui a entrouvert la porte de son coquet appartement, afin qu’elle profite de ce qu’elle nomme « sa promenade vespérale » – et, comme chaque soir, Comtesse se plie avec grâce à son devoir. Les humains ont l’air de considérer que tout bon chat de compagnie doit sortir au moins une fois par jour prendre le frais (pas trop longtemps et en faisant attention aux voitures, évidemment)… autant ne pas les décevoir. À titre personnel, la bleue russe aurait volontiers continué à dormir sur son napperon en dentelle, mais elle aime trop Tatiana pour la décevoir. La brave voyante ne pense pas à mal en la mettant dehors par ce froid – alors s’il faut se geler les pattes pendant quinze minutes pour la rendre heureuse, soit.

Après avoir évité un chihuahua vindicatif et son maître bedonnant sur la Promenade Saint-Antoine, Comtesse se hâte vers le Musée d’Art et d’Histoire : elle connaît une arrière-cour où les poubelles sont parfaitement raffinées, car elles contiennent les restes de pâtisseries et de mignardises de la cafétéria du musée… des délices de crème anglaise et de choux délicats !

Elle y est, la courette est vide. Elle s’approche des poubelles.

À dire vrai, Comtesse n’est pas chat à vulgairement faire les poubelles – non. L’activité relève, pour elle, davantage d’un plaisir d’esthète que d’une vulgaire mise à sac. Plutôt que de piller les déchets d’autrui, elle préfère considérer qu’elle sait en tirer le meilleur, mettre au jour la substantifique moelle que des ignorants ont préféré jeter aux ordures, alors qu’il restait encore tant à manger… les idiots ! Ce soir, ce sera canapé de saumon sur son émulsion ricotta-citron, accompagné d’un macaron truffe-parmesan-noisette. Un régal !

Elle en est là de ses explorations culinaires, quand une silhouette pénètre dans la courette… en poussant devant elle quelque chose d’apparemment volumineux – et qui roule.

Aussitôt, Comtesse se réfugie, rapide comme un éclair gris, derrière une poubelle. La silhouette s’approche. Un humain – ou une humaine, indubitablement. Taille moyenne, grand pardessus, chapeau rabattu devant les yeux. Gants et visage qui disparaît dans l’ombre. Bien que parfaitement nyctalope, Comtesse n’en perçoit pas plus. La chose volumineuse et à roulettes que pousse la silhouette est une grande brouette, du genre de celle qu’utilisent les employés de la voirie. Une grande bâche en recouvre le contenu, qui semble pourtant assez lourd.

La silhouette s’approche, apparemment détendue – quoique jetant par instants des regards autour d’elle. Comtesse se demande bien pourquoi : jamais personne ne vient par ici, une fois la nuit tombée… et encore moins l’hiver. Sans doute la silhouette est-elle au courant, car elle s’approche d’un pas plus assuré des poubelles. Elle sifflote un air – une mélodie entraînante… Le Beau Danube bleu de Johann Strauss Fils, si les oreilles mélomanes de Comtesse entendent bien. Enfin, elle arrête sa brouette devant les poubelles, scrute encore les alentours avec satisfaction et murmure d’une voix presque indiscernable :

« Ici, ce sera parfait. »

Et elle s’en va, tournant à l’angle du musée et laissant la courette aussi vide qu’à son arrivée – Comtesse exceptée, bien sûr. Une fois certaine d’être seule, la chatte se glisse hors de sa cachette, méfiante. Elle n’a plus faim, elle est intriguée. Cette brouette et cette grande bâche ont une odeur étrange, une odeur à la fois familière et inconnue, vaguement écœurante et métallique. Avec précaution, elle s’approche d’une des roues et s’y appuie, dressée sur ses pattes arrière. Elle attrape dans sa gueule un pan de la grande bâche et tire légèrement…

… avant de bondir en arrière en soufflant.

La bâche, en tombant, a révélé le corps d’un homme. La cinquantaine entamée. Courtaud, corpulent, dégarni. À ses côtés, Comtesse aperçoit un étui, le même genre que celui que trimballe le neveu de sa maîtresse – un étui à trompette. Mais ce n’est pas le plus étonnant.

Le plus étonnant, c’est qu’il lui manque les deux yeux.

*

Une voyante, vraiment ? C’est tout ce que tu as trouvé… une vieille folle qui aime la Russie impériale, la pâtisserie et les chats ? Bon – j’aurais peut-être une surprise. Après tout, tu es pleine de ressources et la partie est loin d’être gagnée.

Je me demande si tu trouveras mon petit cadeau. Sans doute : cette courette est un endroit isolé… mais pas tant que ça. Si ce n’est pas toi qui mets la main dessus, ce sera la police. Ou alors, qui sait… ? L’Orchestre de la Suisse Romande va peut-être enfin signaler l’absence de son premier trompettiste… cinq jours pour une indigestion, ça fait quand même beaucoup, non ? Même pour ce goinfre de Gustave.

Ah, si tu savais quel plaisir ça a été !

Je ne pensais pas qu’énucléer quelqu’un, même post mortem, était si gratifiant ! Le petit claquement, quand le nerf optique se rompt… et les précautions qu’il faut prendre, lentement, lentement, pour tirer les précieux globes hors des orbites… ah ! Un vrai régal. Je me demande si tu le reconnaîtras, celui-là, sans ses yeux de myope et son costume de musicien. Loiseau, lui, le reconnaîtra, c’est certain… oh, comme j’ai hâte !

En attendant, je t’accorde cette nuit de repos – tu l’as bien méritée et la chasse reprendra demain. Pour l’heure, il me reste du sang à éponger. Les catacombes de Saint-Pierre ont beau être fermées au public pour rénovation, je n’aimerais pas que quelqu’un tombe sur mon chantier avant d’avoir fait place nette… manier la hache, c’est une chose.

Décapiter proprement un corps, c’en est une autre.

*

Route d’Aire-la-Ville.

Mercredi 12 décembre 1979, 16h.

La camionnette serpentait le long de la route d’Aire-la-Ville, en surplomb du petit Nant d’Avril. Dernière livraison de la journée – et pas des moindres : une commande spéciale pour huit personnes, à déposer dans la cuisine du Chalet des Pérouses, à Satigny. Le tout, payé d’avance et adressé au CAS, le Club Alpin Suisse.

Auguste Dubois était content. Cette marmite en chocolat, c’était son œuvre – une des plus belles qu’il avait réalisées, depuis qu’il était entré comme apprenti chocolatier-pâtissier dans une maison réputée de la place. Évidemment, elle valait son prix, mais son commanditaire avait payé sans sourciller.

Il avait une voix étrange, en y repensant, ce client. Un peu étouffée au téléphone. Comme quelqu’un d’aphone ou d’enrhumé. Impossible de dire si c’était un homme ou une femme.

Auguste Dubois haussa les épaules. On voyait toujours de drôles de zigotos, dans le domaine des métiers de bouche, mieux valait s’y habituer rapidement – surtout quand on faisait du haut de gamme. Alors, on ne posait pas trop de questions. Et, si le client insistait pour passer à la chocolaterie pendant la pause de midi, quand personne n’était là, pour glisser lui-même une petite boîte-surprise dans la marmite… qu’à cela ne tienne ! On acceptait avec le sourire.

Auguste n’avait pas rencontré son client, mais en revanche, il avait vu la boîte.

Elle était marrante, cette petite boîte, se disait-il en négociant un virage, repensant au délicat écrin tout marqueté et verni avec soin. Vingt centimètres sur vingt, assez grande pour reposer sans problème dans les tréfonds de la marmite en chocolat, avant d’être cachée sous l’avalanche de légumes de massepain. Évidemment, Auguste ne l’avait pas ouverte ; le client est roi et le bon artisan sait respecter cela – d’ailleurs, elle était sans doute fermée à clef, la boîte, si l’on en croyait la délicate serrure sur un de ses côtés… C’était sans doute une surprise pour quelqu’un, et mieux valait ne pas la gâcher en étant trop fouineur.

C’est pourquoi Auguste Dubois livrait sans se poser de questions une énorme marmite en chocolat au chalet des Pérouses, accompagnée d’une lettre indiquant sobrement À mes bons amis du CAS. Bon vent, mes petits oiseaux., et d’une boîte en marqueterie.

Si seulement il avait tendu l’oreille par-dessus le bruit du moteur de sa camionnette, il aurait entendu le doux tic-tac-tic-tac d’un implacable mécanisme en marche.

Magali Bossi

La suite, c’est par ICI !

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Photo : © martex5

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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