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Tout commence… dans un Jardin (3)

  1. En fait, tout ça, c’est arrivé uniquement à cause des pommes.

Bon, d’accord, je ne suis peut-être pas totalement innocent dans l’affaire… mais pas totalement coupable non plus. Après tout, je n’ai fait que proposer une idée – et j’ai laissé aux êtres humains la latitude du choix. Merci, le libre arbitre. Mais revenons à nos pommes sans nous égarer.

Nous étions donc à l’aube du sixième jour.

Planter un jardin, c’est déjà toute une histoire ; le cultiver, c’est encore plus difficile. Un philosophe du XVIIIe siècle a écrit que la culture d’un jardin était la réponse aux interrogations vaguement existentielles qui assaillent les gens – et il avait bien raison. Si tout le monde cultivait son jardin sans s’occuper de l’herbe plus verte ailleurs ou de la validité métaphysiquement discutable de ce bas-monde, on éviterait bien des problèmes. Quand j’y pense, c’est une leçon que j’aurais dû méditer, à l’époque. Malheureusement, je n’avais pas encore rencontré Monsieur François-Marie Arouet.

Bref, l’Éden était planté – et tout roulait à merveille.

Les plantes frémissaient, dans le joyeux chahut des bourgeons qui s’ouvrent, des corolles qui se déploient. Et vraiment, ça valait le détour, je n’en étais pas peu fier : pas besoin d’être jardinier professionnel pour se rendre compte que le travail était épatant. Épatant, ouais, c’était un mot qui collait tout à fait au Jardin – peut-être bien plus qu’ineffable, un terme un peu trop sérieux pour désigner le fouillis organisés des tiges, bourgeons et autres vrilles qui s’entremêlaient un peu partout.

J’avais même réussi à La convaincre de faire dans le bio : à la rapidité des engrais que nous vantait la Jardinerie-Cosmique (depuis que j’avais souscrit à leur carte de fidélité, la boîte aux lettres de la Terre débordait de prospectus publicitaires, à un niveau tout bonnement interstellaire), je préférais la prudence de l’écologie qui, même si les résultats étaient plus lents et plus hasardeurs, laissait au moins une chance à la nature de faire toute seule son petit bonhomme de chemin. Finalement, Elle s’était rangée à mon avis, avec cette saleté de sourire qu’elle me réservait toujours. Dans le même temps, les animaux gambadaient avec l’insouciance de qui se découvre soudain une énergie toute neuve, un appétit d’ogre et une furieuse envie de copulation : on ne bénit pas des bestioles en leur disant Soyez féconds et multipliez sans s’attendre à des réactions du genre, notez.

C’est d’ailleurs un point sur lequel j’ai toujours eu beaucoup de mal avec Elle : cette insistance sur la copulation, au cours des Premiers Jours… alors que dans d’autres cas, le sexe est considéré comme lubrique. Une présupposée doit m’échapper et je crains, pour être tout à fait honnête, n’être jamais d’accord avec Elle sur cette question[1].

Bref, l’Éden était planté et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

*

6bis. – Mais les choses de la vie ne peuvent évidemment pas rester dans un état constant de béatitude optimiste : ça nuirait au moral et, d’un point de vue purement narratologique, ce serait une grave entorse à l’économie de l’histoire. Une nouvelle planète qui se retrouve piégée dans la situation initiale d’une Genèse où rien ne cloche, ça n’existe pas. Il faut un élément déclencheur qui flanque tout le pataquès par terre. Forcément.

Ce déclencheur est arrivé le sixième jour. C’était l’Être Humain.

Là, je dois dire tout de suite que, à mon avis, l’Être Humain (quelque soit son sexe, j’entends) était vraiment, mais VRAIMENT, une mauvaise idée. Ou plutôt – non. Disons, plus précisément, que les cartes à jouer qu’Elle a fournies à l’Être Humain étaient suffisamment pipées pour faire de cette géniale création une mauvaise idée.

Je m’explique.

À l’aube du sixième jour, sans nous consulter, Elle arriva, guillerette, pimpante et porteuse d’une grande nouvelle. « Faisons l’Être Humain à Notre image ! », s’exclama-t-Elle. « Et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles. »

Dans cette note d’intention matinale, un problème pointait le bout de son nez, avec l’air de celui qui était bien décidé à pourrir une journée de travail à peine entamée – alors j’ai demandé : « Pourquoi l’Être Humain dominerait-il la Création ? Pourquoi aurait-il ascendant sur toutes les créatures dont nous avons peuplé le Jardin ? N’avons-nous pas créé Éden pour éprouver la validité d’un monde utopique, où chaque être serait égal aux autres ? »

C’était, pour être honnête, le nœud de notre projet, ce qui nous avait rassemblés autour de ce petit coin d’univers tout vide dont Elle avait signé le bail. Et moi, je tenais farouchement à cette liberté : rajouter dans l’équation du Jardin une inconnue plus puissante que les autres (l’Être Humain) me paraissait éthiquement discutable. À trop jouer les démiurges créateurs, même quand on en est un, on peut se brûler les ailes.

Évidemment, Elle ne fit aucun cas de mes paroles. Les autres non plus – ce qui explique sans doute la tournure qu’a pris le monde.

*

6tierce. – Elle créa donc l’Être Humain, femelle et mâle, dont les faces sont les revers complémentaires d’une même médaille après tout (sur ce point, je dois dire qu’Elle a toujours été très réglo, mais que les interprétations postérieures ont joué un vilain tour à cette belle idée).

Elle créa l’Être Humain à Son image, même si, honnêtement, Elle aurait pu se donner un peu plus de mal pour éviter certains problèmes morphologiques évidents. À tout hasard, les dents de sagesse ou l’appendice iléo-caecal. Moi, personnellement, j’aurais doté l’Être Humain d’un peu plus de griffes et de crocs, et j’aurais aussi médité sur les désavantages inhérents à la bipédie (perte de rapidité et de souplesse, ce genre de trucs). Mais bon – à Son image, alors je suppose que je n’avais pas mon mot à dire.

Elle créa donc la Femme et l’Homme, simultanément (cette histoire de côte d’Adam n’est venue qu’après, ce qui soulève l’intéressante question de la manipulation des sources à des fins de propagande drôlement peu honnête, selon moi).

C’est là, juste après l’arrivée des Êtres Humains, qu’intervint la première des cartes pipées dont je vous parlais.

Sans se départir de son fameux sourire, Elle leur a dit : « Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et assujettissez-la ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. » J’ai failli m’étrangler avec mes plumes. Tout ça commençait très mal : Elle donnait à un être (à peine né !) pouvoir sur tous les autres. Comme ça, juste pour voir – des fois que ça donnerait quelque chos de marrant. Moi, je fulminais dans mon coin, en espérant quand même que l’Être Humain aurait assez de jugeotte pour y réfléchir à deux fois.

Puis d’un coup, je me suis souvenu de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal : si l’Être Humain en mangeait les fruits, ne comprendrait-il pas mieux sa place dans cet univers tout neuf ? N’aurait-il pas conscience (à Son instar et au mien) du bien et du mal, mais aussi de la façon de les employer ? Voilà qui me semblait intéressant.

Et là intervint la deuxième carte pipée dans le paquet. Elle leur a dit aussi, si je me rappelle bien : « Vous pourrez manger de tous les arbres du jardin. Mais vous ne mangerez pas de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où vous en mangerez, vous mourrez certainement. » Là, faut quand même souligner le relatif sadisme de l’ordre : est-ce qu’on sous les yeux d’un gamin une sucette géante, pour lui dire ensuite de ne PAS y toucher ? Bien sûr, il y a le libre arbitre… mais ça ne me suffisait pas, comme explication. Alors, je Lui ai demandé : « Et pourquoi ? L’Arbre serait la solution aux problèmes de l’Être Humain, à son manque de discernement. Cet arbre, c’est moi qui l’ai acheté, c’est moi qui l’ai planté… je l’ai même arrosé, nom d’une pipe, et j’ai viré toutes les chenilles des feuilles et la carte de fidélité de la Jardinerie est à mon nom ! Ses pommes sont vâchement rouge et aussi bonnes, aussi savoureuses que celles d’un arbre ! »

Mais, comme toujours, Elle ne m’a pas écouté et s’est contentée de sourire, avant de poser la Femme et l’Homme au milieu du Jardin… pour les laisser se dépatouiller comme des grands avec Ses indications contradictoires. Troisième carte pipée : on ne balance pas bébé dans le bain sans le surveiller.

Fin du sixième jour.

Le Serpent
(propos recueillis par Magali Bossi)

Pour retrouver l’épisode 1 de ce texte, c’est ICI !
Et pour l’épisode 2, c’est par  !
L’épisode 4 sera en ligne mercredi prochain à 11h !

Photo : © pixel2013

[1] À moins que ces histoires de lubricité soient des interprétations après-coup, indépendantes de Sa volonté – ce qui, pour ce que j’en sais, est totalement plausible.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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