Les réverbères : arts vivants

Vous êtes ici : quand la saga commence…

Depuis le 16 septembre, le Théâtre de l’Orangerie accueille le premier épisode d’un projet titanesque : Vous êtes ici. Dans cette série au théâtre en neuf épisodes, c’est un univers postapocalyptique, celui d’après la faille, qui se développera durant toute la saison dans divers théâtres.

La Terre craque, tout s’effondre. Deux failles sont déjà apparues à la Jonction et à Onex. C’est, en substance, tout ce qu’on sait de la situation d’avant ce premier épisode. Le public suit, depuis la buanderie d’un immeuble, l’évolution des habitants, alors qu’une nouvelle faille semble approcher de l’endroit. Et ce n’est que le début.

Des personnages affirmés et pas forcément faits pour cohabiter

Comme toute bonne série, Vous êtes ici se doit d’abord de présenter ses personnages. Dans le premier épisode, on fait donc la connaissance de celles et ceux que l’on pourra suivre durant toute cette saison. Tout commence avec Lukas, le jeune papa qui multiplie les projets vidéo. Il interviewe son voisin Sandro dans la buanderie. Sandro, c’est le créateur d’à peu près tout ce qui se fait en matière de culture à Genève : festivals, lieux, ateliers… Il paraîtrait même qu’il est à l’origine de l’acrobranche du parc des Évaux, même s’il s’en défend formellement. Lukas est l’époux d’Alice – dont il a choisi de prendre le nom de famille – une graphiste qui peine à être à la hauteur avec son bébé. Une tâche encore plus ardue depuis que sa sœur habite chez eux, elle qui a perdu son logement après la première faille. Il y a aussi Mad, une jeune Kosovare qui aide sa mère à tout gérer, tout en cachant sa relation passionnée avec Joao, un jeune Portugais tout aussi mal embarqué dans la vie qu’elle. Mais qu’importe, ils sont fous amoureux ! On fait également la connaissance des Camille, trois habitants (un de chaque sexe, dirait-on) du 6ème qui vivent en colocation et – heureux hasard ! – qui portent le même prénom. Du moins c’est ce qu’ils racontent. Car, en réalité, ils s’appellent Ada, Zacharie et Arbalète. Il y a enfin Miguel. Miguel, c’est le concierge de l’immeuble. Un vieux réac qui peine à accepter les étrangers – lui qui n’est pourtant pas né ici – et enchaîne les réflexions malhabiles. Entre misogynie, racisme et transphobie, tout y passe. Les Camille – très engagé.e.s dans les causes écologiques, féministes, sociales et toutes celles qui touchent à tout type de discrimination – le lui font d’ailleurs bien remarquer. Mad se liera d’ailleurs à eux, après une remarque sur le prénom de sa mère. Et pourtant, on ne peut pas détester ce pauvre Miguel qui, comme le dit si bien Lukas, éprouve la plus grande tendresse envers tout le monde. On ne peut qu’avoir pitié de son attitude, qui tient plus d’une méconnaissance et d’une incompréhension totale que d’une quelconque méchanceté.

Une réflexion sociétale et théâtrale

On l’aura déjà compris avec les personnages, Vous êtes ici met en place une galerie de personnages qui représentent les principaux aspects de la société : du vieux réactionnaire en passant par les « gauchos un peu extrêmes » (comme ils le disent eux-mêmes), jusqu’aux parents un peu dépassés (surtout la mère, dans ce cas-là). Au-delà de cette fresque sociale, c’est une véritable réflexion sur notre époque à laquelle nous assistons. Si l’action de la série n’évolue pas encore beaucoup dans ce premier épisode – et c’est bien normal ! –, on peut déjà déceler plusieurs pistes de réflexion. Pourquoi des failles se créent un peu partout sur la planète ? Si la question n’est pas vite répondue, on peut évidemment envisager quelques pistes, comme la surutilisation de certaines ressources par l’homme. Un élément que ne manque pas de faire remarquer les Camille au moment d’aborder la question du jardin en permaculture qu’ils ont installé au fond de la cour. Quelle aberration que le pauvre Miguel soit obligé d’arroser le béton, selon une directive fédérale… Il y a évidemment les questions de genre, abordées par les Camille : la première est une femme noire – ce qui sera sources d’autres réflexions – le deuxième est un homme blanc très engagé, alors que le-la troisième ne se définit pas. La qualification de « petite fille » que lui donne Miguel lui convient parfaitement sur le moment, selon son humeur. À moins que cela ne soit qu’une profonde ironie… On citera également la question de la misogynie et de cette vision archaïque de Miguel (décidément !) qui ne s’adresse qu’aux femmes au moment d’évoquer la panne d’un des lave-linges de l’immeuble. Toutes ces questions seront, à n’en pas douter, au centre des prochains épisodes.

Mais là où le texte et la mise en scène excellent, c’est qu’il n’y a pas que ça. Alors que le projet semble déjà très riche, les autrices et auteurs ont réussi à ajouter une réflexion méta-théâtrale à l’ensemble. Elle est d’abord soulignée de façon humoristique et un peu absurde par Miguel. Ce dernier, dans une interprétation qui n’est pas sans rappeler l’excellent Pierre Aucaigne et son sketch du directeur de théâtre, explique, à chaque fois qu’il le fait, qu’il ouvre et ferme la porte de la buanderie, évidemment inexistante. Il y a aussi le questionnement d’Alice sur la présence murs porteurs et la façon dont elle les traverses pour échapper à la descente de l’étendage amovible. Si ces scènes font évidemment rire, elles rappellent, s’il le fallait encore, le pouvoir de suggestion du théâtre. Rien n’est fait au hasard dans cette démarche qui inclut le public pour en faire une part intégrante du spectacle. Comme dans une série qu’on bingewatche, on s’attache aux personnages et on ne souhaite qu’une chose : découvrir la suite de leurs aventures, qui sont un peu les nôtres… La scène finale nous annonce un nouvel opus plus sombre et angoissant. Sans la dévoiler, on félicitera la magnifique utilisation du drone qui éclaire ce dernier moment, depuis l’extérieur de la salle !

Ce premier épisode mérite donc amplement l’ovation qu’il a reçue à la fin de la première représentation. Bravo à Michèle Pralong, Julie Gilbert, Dominique Perruchoud et toute leur équipe pour le début de cette saga qui s’annonce palpitante. On se réjouit en tout cas de découvrir la suite, comment vont évoluer ces hilarants personnages et où nous emmèneront toutes les réflexions évoquées. Une chose est d’ores et déjà certaine : le théâtre et la vie culturelle en général en ressortiront grandis. Rendez-vous dès le 5 octobre prochain au POCHE/GVE pour l’épisode 2 ! Nous, on y sera… et vous ?

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Vous êtes ici – épisode 1 : Dans la chambre à lessive, En lieu et place du texte de Claude-Inga Barbey, écriture de plateau de Marion Duval du 16 au 26 septembre au Théâtre de l’Orangerie.

Un projet porté par Michèle Pralong, Julie Gilbert et Dominique Perruchoud pour l’Association République éphémère

https://www.theatreorangerie.ch/theatre/spectacles-en-salle/184-vous-etes-ici-episode-1

https://www.vousetesici.ch/episodes/episode-1

Mise en scène : Marion Duval

Avec Gabriel Arellano (Joao), Rébecca Balestra (Alice), Juan Antonio Crespillo (Miguel), Baptiste Gilliéron (Lukas), Maxime Gorbatchevsky (Zacharie), Noémie Griess (Mad), Aurélien Gschwind (Arbalète), Sandro Rossetti (Sandro), Davide-Christelle Sanvee (Ada)

Photos : © Isabelle Meister

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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